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Publié le 03 sep 2024 - Mis à jour le

2 septembre 1944, le massacre du Gard d'Etreux et de la Junière

A la fin de l’été 1944, talonnée par les avant-gardes de l’armée américaine, l’armée allemande est en pleine retraite et les accrochages sont nombreux avec les résistants. Le 2 septembre 1944, au Gard d’Etreux et au hameau de la Junière, en représailles à une embuscade tendue par des résistants locaux, 36 civils sont massacrés par des SS tandis que 20 maisons sont détruites.

La Résistance face à la retraite allemande

Etant donné sa situation au carrefour des routes de Guise à Landrecies et de Bohain-en-Vermandois au Nouvion-en-Thiérache, la commune d’Etreux voit passer de nombreux détachements de l’armée allemande en repli en ce début du mois de septembre 1944. Ceux-ci tentent de fuir vers la Belgique en évitant les embûches tendues par les groupes de résistants. Les ordres que reçoivent les Forces Françaises de l’Intérieur (F.F.I.) sont alors clairs : ils ne devront progressivement passer à l’action que lorsque les troupes alliées seront à moins de 60 km, diminuer la pression sur les troupes allemandes lorsque le front se rapprochera afin d’éviter les représailles, puis enfin se montrer les plus agressifs possible avant la jonction avec les troupes alliées. Les éléments les plus avancés de l’armée américaines ayant été signalés à Marle puis Guise, les résistants du secteur d’Etreux et Boué sont alors désireux de passer à l’action. L’occasion leur en est offerte le 1er septembre en fin d’après-midi, quand un groupe de résistants s’installe au café Hauet à Boué, non loin de l’usine Materne, et prend à partie quelques véhicules allemands, blessant trois soldats. Selon un autre témoignage, un groupe de résistants croise également deux camions allemands non loin du hameau de la Junière et ouvre le feu, capturant les deux véhicules tandis que les passagers fuient vers Etreux. Les accrochages semblent se poursuivre le 2 septembre vers 8h30, quand un convoi de l’armée allemande se dirigeant vers Boué fait l’objet de tirs de la part de résistants postés à proximité du pont du canal de la Sambre à l’Oise, mais des soldats réussissent à s’enfuir, laissant augurer le pire…

La répression aveugle au Gard d’Etreux

Alertés par des soldats ayant été attaqués selon certains témoignages, ou ayant constaté que des véhicules allemands avaient été attaqués près du canal selon d’autres, le fait est que le 2 septembre vers 9h, une importante formation de S.S. et d’autres soldats allemands en retraite arrivent à l’entrée du Gard d’Etreux avec l’intention de procéder à des représailles. Un premier groupe arrive par la ligne de chemin de fer en direction de Boué tandis qu’un second groupe continue tout droit vers le pont du canal. Un troisième groupe, enfin, emprunte le chemin de halage jusqu’à l’écluse n°2 et de là, progresse en direction du hameau de la Junière. A l’écluse n°1, au dépôt du canal, les Allemands mettent le feu aux tracteurs et aux cuves de gasoil avant de poursuivre leur chemin. Une fois arrivés devant les habitations, les soldats y sèment le chaos : les vitres des maisons sont cassées, des grenades incendiaires sont lancées tandis que les civils se cachent de leur mieux, inquiets. Alors enfant, Marcel Chrétien se souviendra : « C’est à ce moment-là, qu’un Allemand apercevant notre père, l’obligea à sortir de la maison, pour le fusiller lâchement sur le bord de la route, à côté de son camarade Jules Boquillon, deux anciens combattants 1914-1918 qui avaient fait la guerre ensemble. »

A coups de bottes ou de crosse de fusil, tous les hommes sont poussés dans la rue où ils sont frappés à l’arme blanche ou par arme à feu. Louis Bobœuf et Henri Frenois qui se trouvaient au café Hauet sont abattus alors qu’ils sortaient pour se rendre compte de ce qui se passait au Gard. Les frères René et Roger Bouleau prennent la fuite au moment où les S.S. abattent leur père Adonis. Roger est blessé au bras et au genou mais parvient à s’échapper. Gardiens de nuit à l’usine Materne de Boué, Liou Tchen Té et Lin Tsou sont arrêtés alors qu’ils rentraient chez eux, au hameau du Gard, abattus et abandonnés au bord du chemin. René Mercier, instituteur au Gard, qui s’était caché dans sa cave, se rend compte que le feu gagne sa classe, et réussit à éteindre l’incendie, mais deux soldats allemands l’ayant aperçu, il est conduit au bord de la route et reçoit une balle dans la tête. Une extrême brutalité s’exprime alors, comme celle dont fait l’objet Gilbert Loiseau, qui reçoit plus de vingt coups de baïonnettes dans le corps devant sa mère, ou encore Gilbert Chazal, qui est abattu avec un de ses enfants dans ses bras et achevé à coups de bottes tandis que sa femme Simone est battue et blessée en tentant de lui porter secours.

Détail du monument du Gard
d'Etreux ©Département de l'Aisne

Dès les premières détonations, tous les civils qui l’ont pu se sont réfugiés dans leurs caves ou dans les tranchées creusées depuis quelques mois dans les jardins, en prévision des bombardements. Là, les femmes et les enfants attendent dans l’inquiétude, sursautant à chaque explosion de grenades tandis que les rafales de pistolets-mitrailleurs sifflent dans l’air. Marcel Chrétien témoigne alors : « Les soldats allemands pensaient bien que la tranchée était occupée, se mirent à crier comme des sauvages à l’entrée pour nous faire remonter, nous sommes sortis et face à nous se trouvaient une troupe de soldats allemands, tenant dans les mains grenades et fusils. Nous n'avions plus beaucoup d’espoir quand le chef donna l’ordre à un soldat de nous emmener. Nous sommes partis tous les trois comme des prisonniers ayant derrière nous le soldat tenant dans les mains son fusil. Nous nous sommes regardés en traversant le jardin en pensant que tout allait mal pour nous. En arrivant au portail qui borde la route, le soldat eut un moment d’hésitation… Le soldat avança encore environ une dizaine de mètres afin de pouvoir regarder ce qui se passait sur la route, il nous fit comprendre qu’il ne fallait pas aller plus loin, mais de retourner à l’endroit où nous fûmes capturés. Nous sommes donc repartis en reprenant la direction de notre abri. Pendant ce temps, les Allemands qui occupaient notre jardin avaient tous disparu. »

 


La Junière à feu et à sang

Plus loin, au hameau de la Junière, le groupe de soldats allemands ayant emprunté le chemin de l’écluse n°2 a traversé les pâtures et atteint les premières fermes. Serge Addiasse, qui était alors un jeune homme, se souvient : « Les nazis nous qualifièrent de "Vous terroristes, vous tous kapouts". Dans un premier temps, après forte distribution de coups de crosse dans le dos et de coups de bottes, nous fûmes alignés dans la cour de la ferme de Monsieur Lucien Pereau, pour être fusillés devant les femmes et les plus jeunes enfants. Mon père, ancien prisonnier civil de 1914-1918 et Colbert Quentin, instituteur à La Neuville-lès-Dorengt, qui parlaient assez bien la langue allemande, essayèrent de parlementer avec le commandant, mais celui-ci répétait toujours "Vous terroristes, Vous kapouts", d’autant plus que les soldats allemands avaient vu les deux camions qui avaient été pris la veille, et qui étaient camouflés dans une grange. ». S’en prenant à tous les civils qui passent au hameau de la Junière, les soldats allemands interpellent André Moro accompagné de ses deux fils Joseph (20 ans) et Jean (16 ans) puis les laissent repartir avant de les mitrailler dans le dos. Vers 10h, de nombreux coups de feu et des rafales sont entendus du côté du carrefour des Quatre Chemins, non loin du hameau de la Junière. Alertés par les incendies, six résistants sont en effet venus en reconnaissance et ont engagé le combat avec les soldats allemands qui se hâtent de pousser sur la route les civils pris en otages à la Junière afin d’en faire des boucliers humains. Cela convainc les résistants de rebrousser chemin, mais ne dissuade pas les soldats allemands de poursuivre leur action : conduits dans la cour de la ferme d’André Boulanger, les otages de la Junière sont alignés contre un mur.

La stèle du hameau de la Junière
©Département de l'Aisne

Serge Addiasse racontera alors : « J’ai entendu mon père crier "Vive la France" et aussitôt "Sauve qui peut". Mon voisin de droite fut le premier touché, je voyais ces fusils droits sur moi, je fis un écart pour me jeter à terre et je fus blessé une première fois dans le dos. J’ai eu la chance que mon voisin de gauche me tombe dessus, ce qui me protégea en partie car les S.S. continuèrent à nous tirer dessus par terre et je fus de nouveau touché aux deux jambes. Mon père qui était le dernier sur la gauche en criant "Sauve qui peut" s’était précipité dans une écurie en flamme et pleine de fumée. Il fut imité par André Boulanger, Joseph Macon et mon frère Roger, mais pour Colbert Quentin, Emile Moineuse, Alfred Moineuse et Lucien Pereau c’était trop tard. La petite chance avait joué pour quelques-uns, chance d’ailleurs bien mince puisqu’il leur fallait lutter contre l’asphyxie. Les Allemands ne les poursuivirent pas, ils leurs lancèrent seulement une grenade et continuèrent leur carnage plus loin. Le calme étant revenu, les quatre rescapés sortirent à plat ventre de l’écurie car une fumée très épaisse recouvrait les lieux, et constatant que j’étais blessé mes compagnons me firent un garrot et me ramenèrent à la maison où je fus soigné, lavé et pansé par une voisine que je tiens à remercier de son courage et de son dévouement. »

Des hameaux endeuillés

Vers 11h, les femmes, enfants et vieillards du Gard d’Etreux sont rassemblés dans un champ proche de la route, sous la menace d'une mitrailleuse. C'est alors qu’un groupe de soldats allemands en repli informe les S.S. que les Américains viennent d’entrer dans Etreux, ce qui décide l’ensemble des soldats allemands à quitter les lieux. Nulle troupe américaine ne paraît cependant pour constater le massacre malheureusement, les ordres étant de rejoindre au plus vite Landrecies par l’actuelle route départementale 946. Vers midi, le calme est revenu, et tandis que dans les maisons incendiées se consument les tables, les chaises, les lits et les meubles percés par les explosions de grenades, les premiers habitants d’Etreux se rendent compte de ce qu’il s’est passé au Gard et au hameau de la Junière. Alfred Lévêque, habitant d’Etreux membre de la Croix-Rouge, vient en particulier au secours des victimes et réconforte leurs familles, rassemblant les morts afin de les transporter dans la salle de tissage du Gard d’Etreux transformée en morgue. Rapidement la liste des victimes est dressée, et 36 fusillés sont recensés :

  • Jules BOQUILLON, d’Etreux, 68 ans
  • Louis BOULEAU, du Gard, 49 ans
  • Marcel BOULEAU, du Gard, 48 ans
  • Adonis BOULEAU, du Gard, 68 ans
  • Emile CAUDRON, du Gard, 80 ans
  • Louis CHRETIEN, du Gard, 67 ans
  • Gilbert CHAZAL, du Gard, 22 ans
  • Jules DENIS (père), du Gard, 55 ans
  • Jules DENIS (fils), du Gard, 22 ans
  • Henri DUPUIS, d’Etreux, 47 ans
  • Norbert DUPUIS, d’Etreux, 21 ans
  • Armand GRAVET, 46 ans
  • Aristide GRAVET, 47 ans
  • Paul HIET, 22 ans
  • Edmond LANGLOIS, d’Etreux, 47 ans
  • Camille LIN-TSOU, 55 ans
  • Té LIOU-TCHEN, du Gard, 49 ans
  • Adrien LEFRANC, du Gard, 63 ans
  • Edouard-Léon LEGRAND, du Gard, 65 ans
  • Gilbert LOISEAU, d’Etreux, 20 ans
  • Henri MACHU, du Gard, 54 ans
  • René MERCIER, d’Etreux, 52 ans
  • Emile SIMON, 31 ans
  • Edmond VALET, de Boué, 59 ans
  • Louis-Antoine BOBOEUF, de Boué, 39 ans
  • Henri-Fernand FRENOIS, de Boué, 50 ans
  • Bernard POITOU, de La Neuville-lès-Dorengt, 63 ans
  • Emile MOINEUSE, de La Neuville-lès-Dorengt, 64 ans
  • Alfred MOINEUSE, de La Neuville-lès-Dorengt, 58 ans
  • André MORO, de La Neuville-lès-Dorengt, 47 ans
  • Joseph MORO, de La Neuville-lès-Dorengt, 20 ans
  • Jean MORO, de La Neuville-lès-Dorengt, 16 ans
  • Colbert QUENTIN, de La Neuville-lès-Dorengt, 22 ans
  • Lucien-Léon PEREAU, de La Neuville-lès-Dorengt, 58 ans
  • Gustave VOISIN, de Boué, 33 ans
  • Camille BLEUX, de Boué, 28 ans
Les funérailles des victimes du 2 septembre 1944
Les funérailles des victimes du 2 septembre 1944

La mémoire des victimes du 2 septembre 1944

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Etreux et La Neuville-lès-Dorengt ont la lourde charge de préserver la mémoire des victimes et de reconstruire les hameaux du Gard et de la Junière, tandis que la douleur étreint les survivants marqués à jamais par le massacre du 2 septembre 1944. L’enquête qui fut menée ne permit jamais de déterminer exactement à quelle unité allemande appartenaient les soldats qui commirent le massacre. Seul Henri Saillofet, inspecteur de laiterie demeurant à Boué, déclarera aux gendarmes avoir participé à l’attaque d’une formation allemande près de la briqueterie d’Esquéhéries dans la journée du 2 septembre 1944, et que les soldats allemands qui furent tués faisaient partie du 133e régiment d’infanterie, commandés par des officiers SS. C’est probablement cette même formation qui avait traversé Etreux et le Gard dans la matinée.

L'inauguration du monument dans
l'Aisne Nouvelle du samedi 10 mai 1947

Afin d’honorer la mémoire des victimes du 2 septembre, un comité est rapidement constitué en vue d’ériger un monument commémoratif. Conçu par le sculpteur J. Marchal, de Le Quesnoy, et réalisé par P. Trouillet, de Landrecies, le monument aux victimes du 2 septembre 1944 massacrées par les Allemands en retraite est inauguré le jeudi 8 mai 1947 en présence d’une foule importante, tandis que les rues sont pavoisées de drapeaux tricolores. Chaque année, une cérémonie y a lieu pour perpétuer cet hommage, et le souvenir des victimes des massacres du Gard d’Etreux et de la Junière est également honoré au sein du Mémorial départemental des villages martyrs de l’Aisne à Tavaux-et-Pontséricourt. Une plaque a également été posée au hameau de la Junière en 2011, puis une stèle, pour se souvenir des victimes et rendre hommage à Serge Adiasse, dont la parole ne cessa de rappeler l’histoire du massacre jusqu’à son décès le 23 avril 2016.

Dans le cadre des commémorations du 80e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale, afin de valoriser cette histoire et mettre en lumière le monument des victimes du 2 septembre 1944, une borne du réseau départemental « Aisne Terre de Mémoire » a été inaugurée en ce lieu le 2 septembre 2024.